Scandale environnemental dans les fjords norvégiens
Nouveau coup dur pour l’environnement en Norvège. Peu avant l’approbation par le Parlement d’explorer les fonds marins pour le minage en haute mer, la justice a autorisé le déversement de résidus miniers dans la baie de Førdefjord. Un projet contesté depuis une dizaine d’années, qui illustre la faible reconnaissance des enjeux de biodiversité face aux solutions prônées pour lutter contre le climat.
Un projet, 10 ans de contestations
Des petites montagnes rocheuses, de l’eau à perte de vue et un des rares écosystèmes intacts de Norvège ; c’est l’ancienne vallée glacière Førdefjord, à l’ouest du pays, que la compagnie Nordic Mining a choisi en 2008 pour déverser les déchets de sa future exploitation minière.
En 2024, l’entreprise prévoit d'ouvrir une des plus grandes mines de Norvège à quelques kilomètres de là. En creusant à même la colline sur près de 2,5 kilomètres au bord de la mer, l’entreprise envisage d’exploiter un des plus grands gisements de rutile au monde - un composé utilisé pour la production de pigments, de cosmétiques ou d’implants médicaux - ainsi que d’extraire des grenats, utilisés pour la coupe de béton, d'aluminium, d'acier ou de marbre. Infrastructures, localisation et “garantie de ressources minérales à long terme”; sur le plan économique, la mine d’Engebø a tout pour plaire.
Oui, mais que faire des millions de tonnes de gravats issus de la destruction des sols ? Pour ne pas les laisser à l’air libre, les porteurs du projet ont imaginé les broyer, pour ensuite les envoyer à l’aide de pompes vers un déversoir à 50 mètres au-dessus de la source du fjord. Jusqu’à 170 millions de tonnes de déchets pourraient ainsi être légalement déversés dans l’eau sur une zone de 4,4 kilomètres carrés. Un plafond réglementaire supérieur aux prévisions de l’entreprise, qui annonce aujourd’hui éliminer 1,2 million de tonnes de déchets dans le fjord par an pendant toute la durée d’exploitation de la mine - soit 39 ans au minimum.
En 2015, malgré un avis défavorable de l’Agence norvégienne de l’environnement, l’État a approuvé le lancement des forages exploratoires. Les associations écologistes locales ont tout de suite contesté la décision, affirmant qu’elle violait la directive européenne sur l'eau et ont pointé du doigt la pollution durable de ces déchets miniers.
Pétitions, blocages et campagnes militantes, rien n’y fait, le gouvernement valide quand même le projet en 2016 et accorde la licence d’exploitation de la mine en 2020. Tout juste est-il demandé à l’entreprise exploitante d’utiliser des engins électriques, de ne pas trop gâcher les ressources et de les utiliser en priorité pour l’industrie verte en Europe. Pas vraiment de quoi convaincre les ONG engagées pour la protection du fjord.
Après avoir épuisé les voies de recours, les Amis de la Terre Norvège décident donc en 2022 de poursuivre directement l’État en justice pour non respect de la réglementation sur la gestion des déchets. Contrairement aux obligations prévues par la directive européenne, le gouvernement norvégien n’a en effet pas soumis les plans de prise en charge des résidus avant d'obtenir les permis. Les porteurs du projet ne contestent pas, mais indiquent simplement que les demandes ont été envoyées avant que la directive européenne ne soit incorporée dans la loi norvégienne. Un cas complexe pour le tribunal d’Oslo qui a décidé en novembre de reporter son jugement pour mieux étudier le dossier.
Les ONG dos au mur
Les militants mobilisés depuis une dizaine d’années ont finalement assisté le 10 janvier à la validation du projet par la justice. Celle-ci insiste sur le fait que “la mise en décharge de la mine ne pouvait être évitée” et que l’enfouissement dans la mer restait “la moins pire des solutions”. Les associations sont condamnées à verser près de 150 000 euros de frais de justice et ne disposent que d’un mois pour faire appel et espérer empêcher le projet. “La décision de faire appel n'a pas encore été prise, car cela nous coûte très cher, c’est fatal pour une ONG, mais nous recherchons des options de financement”, explique à La Corneille, Truls Gulowsen, président des Amis de la Terre Norvège. Malgré un regain des adhésions, les associations se sentent abattues.
Un désastre annoncé pour la biodiversité
Au delà des paysages naturels remarquables, le golfe de Førdefjorden est avant tout une ressource indispensable pour l’histoire des habitants de la vallée. De la pêche, à l’équilibre des écosystèmes, en passant par la qualité de l’eau, le dépôt des déchets miniers risque de bouleverser durablement son environnement.
L'Association norvégienne des pêcheurs a notamment soulevé des questions sur la sécurité des mollusques et la protection des zones de pontes pour les poissons. Ces derniers pourraient être effrayés et se déplacer vers des zones moins favorables à la survie des œufs, des larves et des alevins. Les pêcheurs pointent aussi le danger des produits toxiques qui pourraient être versés dans le fjord.
Un constat partagé par l’Institut marine de recherches norvégien qui estime que la compagnie minière sous-estime les conséquences potentielles sur l’environnement des nanoparticules et de produits toxiques, comme l'isobutyl xanthate de sodium (SIBX), utilisé pour séparer les minerais.
Si la majorité des déchets s’accumuleraient au fond du fjord en créant des amas de près de 65 mètres de haut - l’équivalent d’un immeuble de 20 étages - des particules plus fines “pourraient être transportées par les courants et affecter une zone beaucoup plus large”, estime l’organisation de recherche affiliée au ministère du Commerce, de l'Industrie et de la Pêche. Bien au-delà des 4% de superficie du fjord concernés par le projet, des écosystèmes marins entiers pourraient alors disparaître.
Des répercussions présentes bien au delà de la fjord
Si les poissons, vers marins et crustacés vivant près du fond marins seraient les premiers à être touchés par la destruction de leur habitat, les conséquences s’étendraient au reste de la chaîne alimentaire. Des impacts sur la migration du saumon sauvage et de la truite de mer, qui traversent le fjord, pourraient alors mettre à mal l'un des sites de pêche les plus célèbres de Norvège. Les résidus de déchets affectent aussi directement la vie des éponges de mers et d’autres mollusques essentiels à la filtration des eaux de la baie, rappelle une étude scientifique publiée en 2015.
Le gouvernement, lui, n’y voit aucun soucis, puisqu’aucune espèces rares ou menacées ne seraient présentes dans la zone. “On s'attend à ce que [les poissons] puissent se frayer un chemin dans d'autres zones du fjord lorsque le dépôt de résidus aura lieu", affime-t-il en 2014. Un mensonge démonté depuis par sa propre administration, suite à plusieurs observations sur le site. L'Institut de recherche marine indique en effet avoir constaté la présence “de coraux, serpents bleus reproducteurs et d’une grande diversité d'espèces présentes sur la liste rouge de l’UICN à proximité de la décharge prévue”.
De fait, tout comme l’Agence norvégienne de l’environnement, l’institut de recherche recommande de revoir et d’approfondir les évaluations environnementales.
D’autres projets similaires déjà réalisés prouvent pourtant que les conséquences sur la biodiversité sont bien présentes au long court. À la fin des années 1970, une société minière a par exemple exploité une mine à ciel ouvert dont les résidus ont été déversés dans la baie de Repparfjord. Des décennies plus tard, les pêcheurs locaux signalent toujours des poissons déformés et une mauvaise qualité de l'eau.
À fond dans le mur
Si le constat scientifique est clair quant aux impacts environnementaux de telles activités, les porteurs du projet campent sur leur position.
Norvège : un pays eco-friendly ?
Ouverture inédite de droits d’exploration pétrolière et gazière en mer de Barents (proche de l’Arctique), premier pays à avoir autoriser l’exploration minière des fonds marins… Malgré son image très “environmental friendly”, la Norvège semble bien cacher son jeu.
Alors qu’elle est l’un des deux derniers pays au monde à autoriser le déversement de déchets miniers dans la mer, l’État a justifié le projet par “l’absence de meilleure solution pour stoker de tels volumes de résidus miniers”.
Poursuivi en justice par 12 ONG avant d’avoir gain de cause, il s’est dit “très satisfait du résultat” et à saluer un “jugement particulièrement complet et approfondi, dans lequel toutes les questions pertinentes de l'affaire sont traitées en détail sur la base des preuves”.
Une stratégie de défense de l’analyse des risques environnementaux portée par l’administration, également utilisée par l’entreprise Nordic Mining elle-même.
Du déni au lobby, la stratégie de Nordic Mining
Sous le coup de nombreuses attaques, la société minière norvégienne défend son projet bec et ongles. Questionnant les positions des scientifiques et leurs multiples publications, Ivar Sund Fossum, PDG de l’entreprise, désigne les rapports de l'Institut de recherches marines comme "alarmants". "Ils parlent au nom de l'océan tout le temps. C'est donc leur mission et ils ont choisi une position de principe à ce sujet et expriment leur inquiétude quoi qu'il arrive", avance-t-il auprès de La Corneille. Dans une lettre adressée au ministre de l’environnement en 2014, Nordic Mining remet ainsi clairement en cause les conclusions de l’agence environnementale. Des conclusions seraient “basées sur des estimations non documentées et des informations incertaines”.
Tout le contraire donc des engagements prônés par l’industriel ! En plus de proposer au pays nordique de devenir un fournisseur de “ressources minérales de classe mondiale développées selon des normes de classe mondiale”, le projet d’Engebø devrait être un exemple pour tout le secteur… Des émissions de gaz à effet de serre les plus faibles parmi tous les producteurs de matières premières de titane au niveau mondial, des démarches pour intégrer l’initiative “Towards Sustainable Mining” et tenez-vous bien… un gain net de biodiversité.
Un objectif ambitieux que Nordic Mining compte atteindre grâce à un - non moins ambitieux - Plan d’Action Biodiversité développé avec le soutien d’une armadas de consultants de DNV et Asplan Viak et d’un scoring d’impact biodiversité.
Mais s’ils ne sont pas en mesure de restaurer 100% de la biodiversité ?
Pas de panique, ils ont pensé à tout. Des actions de compensation seront alors déployées dans d’autres zones, annonce fièrement leur site internet.
Face aux questions de La Corneille, le dirigeant de l'entreprise nuance, en évoquant un simple "objectif" et non pas une promesse. Il évoque des projets encore très hypothètiques à base de "plantation d'arbres" ou de "création d'habitats marins alternatifs".
Ivar Sund Fossum en est ainsi persuadé, "la nature se reconstruira d'elle-même parce que dans l'océan, la vie vient en permanence, alors que sur terre, la vie vient d'en dessous, de la surface de la terre".
"C’est vrai que lâchés au fond de la mer, les déchets sont moins toxiques au bout d'un temps, mais on ne peut pas dire que ce qui pollue le sol ne va pas polluer la mer", répond Laurent Chauvaud, chargé de missions Océans au CNRS. "Le seul avantage de l’océan, c’est que ça ne va pas se voir maintenant."
Des arguments qui peinent à convaincre
Outre les associations environnementales, une étude de Norstat réalisée en Décembre 2021 a révélé que 80% des citoyens sont opposés au déversement de déchets en mer. Du côté des acteurs économiques locaux, c’est ce même constat qui s’impose. Manifestations des industries de la pêche et du tourisme, pétition de 60 entreprises locales… Dans toutes les strates de la société norvégienne le projet et son potentiel de destruction des écosystèmes inquiètent vivement.
La transition énergétique à l’européenne
Désastreux pour l’environnement, socialement inacceptable et… aussi possiblement illégale.
Le projet de tous les red flags
C’est en tout cas l’avis de l’autorité de surveillance de l’EFTA, l’organisation en charge de contrôler la conformité avec les règles de l’Espace économique européen de trois pays dont la Norvège. Selon ses indications, le projet serait en opposition avec la Directive-cadre sur l'eau de l'UE (DCE) qui ”établit un cadre juridique destiné à protéger et à remettre en état les eaux sur le territoire de l'Union, ainsi qu'à assurer leur exploitation durable à long terme”. Cette suspicion l’avait d’ailleurs poussé à procéder à une demande publique d’accès à plus d’informations de la part du gouvernement sur l’impact de ce déversement sur les cours d’eaux.
Dans le sillage du mythe de l’industrie minière responsable
Bien que l’industrie minière soit progressivement règlementée, il est toutefois essentiel de rappeler que le projet de Førdefjord s’inscrit dans la continuité de choix politiques stratégiques réalisés à l’échelle européenne. Transition écologique et digitale, ces deux défis placent la question de l’approvisionnement en métaux au top des priorités. En effet, tandis que l’Europe représente seulement 6% de la population mondiale, elle est responsable de la consommation de 25 à 30% des métaux produits sur Terre. Des chiffres conséquents que des choix comme l’investissement dans les voitures électriques devraient encore faire augmenter de 63% par habitant d’ici 2060.
Un constat et des prévisions que le mythe d’une industrie minière responsable ne peut faire oublier. Car oui, si l’argument des métaux utiles pour la transition écologique est régulièrement mobilisé, ces besoins croissants ne sont pas sans impacts. Responsable d’environ 10 % du total des émissions mondiales liées à l'énergie en 2018, la production de métaux et de minéraux primaires est aussi régulièrement au cœur de scandales.
Quand les industriels ne proposent pas de déverser leurs déchets dans les fjords, c’est dans les zones Natura2000, zones supposément protégées, que l’exploitation minière continue d’être autorisée. Dernier exemple en date, en France, la carrière de kaolin de Beauvoir, future plus grande mine d’Europe de lithium implantée dans l’une de ces zones, devra permettre dès 2028 l’extraction de quelques 34 000 tonnes d’”or blanc” par an.
Une industrie meurtrière qui doit se transformer
Des scandales qui mobilisent, parfois au prix de vies humaines. Les ONG environnementales le rappellent, l’industrie de l’exploitation minière est la plus dangereuse à laquelle on puisse s’attaquer. En 2019, sur les 212 défenseurs de l’environnement qui ont été tués, 50 faisaient campagne pour stopper des projets miniers.
Face à ce constat, les scientifiques et organisations citoyennes appellent l’Europe à passer à la vitesse supérieure. Parmi les recommandations, le rapport "The case for cutting EU ressource consumption” co-produit par le Bureau Européen Environnemental et les Amis de la Terre Europe propose de :
- fixer des objectifs de réduction de la consommation absolue de ressources, dont un objectif contraignant de réduction de l'empreinte matérielle de 65 % (à cinq tonnes par habitant) d'ici 2050
- avec plus de la moitié des ressources mondiales en matériaux essentiels à la transition énergétique situées sur des terres où vivent des populations autochtones ou à proximité de celles-ci, les communautés doivent se voir accorder un véritable droit de dire non aux projets miniers
- les zones Natura2000 et d'autres zones protégées doivent être strictement protégées en tant que "zones interdites" aux industries extractives
Autant de propositions que le “EU Critical Raw Materials Act”, présenté en mars 2023 par la Commission Européenne aurait pu intégrer. Supposé réduire les dépendances aux matières critiques de l’Europe, l’ensemble d’actions développé a finalement été orienté vers des systèmes de certification peu fiables.
Modification le 24 janvier 2024 : ajout des citations d'Ivar Sund Fossum, PDG de Nordic Mining et de la réponse de Laurent Chauvaud, chargé de missions Océans au CNRS
Image d'illustration : Amanda Iversen Orlich/Natur og Ungdom