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Barrages contre renaturation, l’autre guerre de l’eau

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Barrages contre renaturation, l’autre guerre de l’eau
Alban Leduc
16/10/2024

Faut-il détruire les barrages pour libérer les poissons ? C’est la question qui fait débat entre défenseurs du patrimoine et ceux de l’environnement. Plongée dans ce débat agité qui n’a pas fini de faire des remous.

À première vue, on dirait un green de golf. Mais Hervé Cardinal l’assure, la diversité biologique autours de la Bièvre en région parisienne n’a jamais été aussi importante. Ce cours d’eau complètement recouvert au 19e siècle retrouve l’air libre, se déleste des barrages filtrants et récupère un écoulement “naturel”. Que du bonus pour la biodiversité, la sécurité face aux inondations et pour s’adapter au réchauffement climatique, selon l’agent technique pour le Syndicat intercommunal pour l’assainissement de la Vallée de la Bièvre (SIAVB). Oui, mais pour redonner un tracé sinueux à cette partie du cours d’eau, il a fallu abattre des arbres. “Et ça pour la population, ça ne passe pas “, regrette-t-il en mettant en avant la plus grande diversité retrouvée avec ce projet. Une illustration des enjeux en cours, en France et en Europe, autour de la requalification écologique des cours d’eau.

Les rivières françaises en PLS

Une urgence de plus en plus pressante alors que plus de la moitié des rivières françaises (57%) n’est pas en bon état écologique, selon une récente étude du WWF. Si la qualité des grands fleuves s'est améliorée grâce aux systèmes d’assainissement et aux stations d’épuration, les petits cours d’eau, eux, se dégradent à cause de l’intensification agricole et de l’artificialisation. Pour espérer tenir l’objectif légale de rétablir - ou de maintenir lorsque c’est déjà le cas - le bon état des milieux aquatiques, la France fait ainsi de plus en plus appel à la renaturation et aux suppression d’obstacles sur les cours d’eau.

État chimique des cours d'eau en France en 2019 (eaufrance.fr)

L’idée, faire revenir les rivières, ruisseaux et autres voies à un état d’équilibre. “On prend les cartes du 19e siècle et on regarde quelle allure avait la rivière”, explique Hervé Cardinal. Outre les débats pour savoir à quelle date remonter, la renaturation pose surtout la question de la destruction d’installations humaines. Pour redonner une continuité au cours d’eau et montrer concrètement que l’on agit, la destruction de barrages représente aujourd’hui une des solutions les plus plébiscitées.

La suppression des barrages déchaîne les passions

Initiée aux États-Unis dès les années 1910, l'abrasion de barrages se développe en Europe avec la coalition d’associations sous la bannière “Remove Dam Europe”. “En 2015, cinq pays européens avaient déjà supprimé 5 000 barrages, mais personne n'en parlait. C'était comme un tabou”, explique Pao Fernández Garrido, l’une de ses représentantes. Après un recensement inédit, l’association considère que l’Europe compte au moins 150 000 barrages obsolètes et inutiles et appelle à les détruire.

“Non pas seulement pour des raisons environnementales, mais surtout pour la sécurité”, avance l’association, en mettant en avant que près de 129 personnes en kayak ou en baignade sont mortes sur le continent depuis le 19e siècle à cause des déversoirs de faible hauteur. “Nous souffrons d'une terrible vague de désinformation”, se plaint Pao Fernández Garrido, réfutant les accusations de ne faire attention qu’aux poissons et de mettre en danger l'approvisionnement en eau et l'énergie hydroélectrique. “Pourquoi personne n’a remarqué les suppressions de barrages déjà menées ? Parce que nous opérons seulement sur les petits ouvrages abandonnés, illégaux ou inutilisés.”

“Il n'y a pas de recette qui marche partout, il y a des points de vigilance et au-delà de l’écologie, il y a aussi des humains, des usages, des attachements aux paysages. Il faut donc trouver des compromis. Comment ? C'est la grande question !”

La suppression des obstacles n’est pourtant pas passée inaperçue pour tout le monde. En partant des moulins menacés, de plus en plus de collectifs s’opposent à ces projets au nom de la préservation de “tous les patrimoines de l’eau”. “Il faut se poser la question de l’histoire de l’homme qui a toujours construit des barrages”, pose Elodie Denizart, qui tente de porter le sujet au niveau européen avec l’association AQUA! Pour elle, “restaurer la nature à coup de pelleteuse va plutôt contribuer à détruire des écosystèmes qui existent déjà.” Un lobbying qui a permis à des parlementaires d’ajouter un amendement à la loi “Climat et résilience” d'août 2021 précisant que, s'agissant des moulins à eau, l'effacement des seuils ne peut désormais plus constituer une solution pour faciliter le franchissement des poissons migrateurs et le transport de sédiments. Des effacements restent cependant possibles pour d'autres motifs, notamment sanitaires ou de sécurité hydraulique.

Que dit la science ?

Si le débat est aussi frontal, c’est que le sujet est complexe et que certaines données scientifiques manquent encore. Pour éclairer le débat, l'Office français de la biodiversité (OFB) a commandé une étude à un collectif interdisciplinaire de chercheur spécialisés sur les milieux aquatiques. Après avoir participé à la synthèse des connaissances sur le sujet, Maria Alp, ingénieure de recherche en écologie des cours d’eau à l’INRAE et co-autrice de l’article collectif qui sortira prochainement dans la revue VertigO, le confesse : “on ne peut pas avoir une seule réponse partout”.

On sait que l’installation de barrages entraîne en général une perturbation du lit du cours d’eau, l’érosion des zones amont des bassins versants et la diminution du transport sédimentaire aval des barrages. On estime ainsi que 25 à 30 % des flux de dépôts de la terre à l’océan sont piégés par un barrage. Résultat, un appauvrissement des habitats aquatiques, de la diversité génétique des espèces présentes ainsi qu’une accumulation de polluants dans les retenues. Les barrages sur les cours des rivières tendent à favoriser l'évaporation, le réchauffement de l'eau, et sa désoxygénation. Certaines recherches évaluent même une augmentation des émissions de gaz à effet de serre par la décomposition des sols et de la végétation dans les retenues dans les années suivant leur création.

Mais les barrages et les plus petits ouvrages hydrauliques perturbent avant tout la vie des poissons migrateurs. L’analyse de treize espèces en France métropolitaine a ainsi permis d’identifier la hauteur des obstacles et leur densité comme les principaux facteurs responsables du déclin de ces espèces. Concrètement, si la franchissabilité d’un obstacle varie en fonction de nombreux paramètres (attractivité, vitesses d’écoulement, hauteur d’eau…), il est courant de considérer qu’un seuil dont la hauteur de chute est supérieur à 30 cm pénalise la migration de la plupart des espèces. Les risques d’épuisement, de blessures, de prédation ou de propagation de maladie limitent leurs capacités. En supprimant les retenues, on observe alors, dans la majorité des cas, un impact positif et rapide pour les poissons et invertébrés, ainsi que des bénéfiques pour les plantes à plus long terme.

"Aucune nouvelle centrale hydroélectrique ne devrait être développée dans l’UE, et les financements visant à y augmenter les capacités hydroélectriques devraient y être axés exclusivement sur la rénovation et la modernisation des centrales existantes."

D’un autre côté, les retenues peuvent aussi parfois avoir une fonctionnalité écologique. Ils peuvent par exemple dans certains contextes offrir aux oiseaux migrateurs des habitats semi-naturels alternatifs aux zones humides et aux lacs disparus du paysage ou pollués. Ils permettent également dans certains cas de limiter l’expansion d’espèces exotiques envahissantes (EEE). Grâce aux cascades naturelles et aux seuils, l’écrevisse européenne à pattes blanches peut par exemple se protéger des écrevisses américaines qui déciment les populations et transmettent des pathogènes. “Ce n'est pas tout noir ou blanc, car les contextes sont très différents”, prévient Maria Alp. “Il n'y a pas de recette qui marche partout, il y a des points de vigilance et au-delà de l’écologie, il y a aussi des humains, des usages, des attachements aux paysages. Il faut donc trouver des compromis. Comment ? C'est la grande question !” Les scientifiques appellent donc désormais à étudier les effets de suppression de barrages sur des écosystèmes entiers et à lier les études biologiques aux enquêtes des sciences sociales.

La politique du cul entre deux chaises

Alors que faire ? Pour contenter toutes les parties et ne pas prendre de risques, la France opère une stratégie plutôt contradictoire. D’un côté, elle est devenue en 2023 le pays qui a le plus supprimé de barrages en Europe, avec 156 ouvrages effacés du paysage en une année (lire notre article). De l’autre, elle continue à construire des barrages, notamment sur les petits cours d’eau, pour produire de l’électricité. C’est d’ailleurs aussi le plus important parc hydroélectrique de l’Union européenne. La construction de ces nouvelles microcentrales encouragée par le Plan Climat entrent alors directement en conflit avec les objectifs des lois et directives sur l’eau. Un enjeu majeur alors que malgré les dépenses engagées en France pour améliorer la qualité des eaux -500 milliards en 20 ans - les populations d’oiseaux, de poissons, stagnent et que la future programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) trône en haut de la pile des dossiers urgents du nouveau gouvernement.

Ni construire, ni détruire, mais améliorer ?

Entre protection du climat ou de la biodiversité, la question des barrages est au centre d’enjeux complexes. L’ONG Reclaim Finance qui défend le financement des énergies renouvelables considère par exemple qu’en ce qui concerne l’Union européenne, “la plupart du potentiel hydroélectrique a déjà été exploité, avec des impacts négatifs significatifs sur les écosystèmes et la biodiversité. Aucune nouvelle centrale hydroélectrique ne devrait être développée dans l’UE, et les financements visant à y augmenter les capacités hydroélectriques devraient y être axés exclusivement sur la rénovation et la modernisation des centrales existantes.”

Plutôt que de construire ou de détruire, une troisième voie semble donc se dessiner, celle de la mise à jour des infrastructures. De plus en plus, les barrages introduisent en effet des rivières de contournement, des passes à poissons ou des ouvertures pour permettre aux poissons de circuler tout en permettant de conserver le patrimoine bâti. En 2023, le ministère de la Transition écologique indiquait que sur les 5 000 ouvrages visés pour rétablir la qualité des cours d'eau en France, la solution technique retenue consiste majoritairement à aménager l'ouvrage plutôt qu'à le supprimer.

Passe à poissons du barrage de Mouyon, sur la rive gauche de la Meuse - Wikimedia commons/ Jpcuvelier

Une variété de mesures plus ou moins efficaces qui demandent également à être évaluées. Les marches successives qui permettent de découper la hauteur de chute initiale en plusieurs petites chutes d’eau plus facilement franchissables pour les poissons peuvent par exemple aussi les fatiguer et donc les mettre en danger. Des situations ubuesques où l’on est obligé de transporter par camion les espèces au delà du barrage pour les relâcher plus loin posent aussi question.

Enfin, il n’existe encore que très peu de solutions pour laisser passer les sédiments du cours d’eau. Certains barrages mettent désormais au points des portes qui s’ouvrent, mais il nous faudra encore quelques années pour dire si oui ou non il s’agit d’une bonne idée. En attendant, la bataille entre pro et anti destruction de barrages s’exporte à Bruxelles pour tenter de faire pencher la législation d’un côté ou de l’autre.

Image d'illustration : Suppression du barrage de Roaring River dans le comté de Jackson, au Tennessee, le 1er août 2017. - USACE par Leon Roberts

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