Pierre-Henri Gouyon : “Les conséquences des pesticides sur la biodiversité sont invisibilisées par les marchands de doutes”
Le biologiste est persuadé que les pesticides représentent la principale cause de l’effondrement de la biodiversité. Selon lui, s’il est aujourd’hui impossible de le prouver, c’est parce que les industriels tentent de brouiller les pistes. Rencontre avec un scientifique-lanceur d’alerte iconoclaste.
À la fois lanceur d’alerte honnie des industriels et référence reconnue dans le domaine scientifique, Pierre-Henri Gouyon est inclassable. Spécialiste de l'évolution, il a navigué au sein des institutions scientifiques, du CNRS à l’INRAE, pour alerter sur l’effondrement de la biodiversité et s'est engagé dans le Comité de recherches et d’information indépendantes sur le génie génétique (Criigen) qui combattait les OGM.
Il dénonce aujourd’hui les pratiques et les conflits d’intérêts du monde scientifique. Selon lui, les “marchands de doute” qui ont œuvré pour l’industrie du tabac s’attellent désormais à minimiser les conséquences de l’utilisation des pesticides pour le vivant. Persuadé qu’il s’agit de la principale cause du déclin des espèces, il ne peut pour le moment apporter la preuve de ce qu’il avance. Entre opérations d’influences, menaces ou théories du complot, dans cet entretien inédit accordé à La Corneille, le professeur émérite au Muséum National d'Histoire Naturelle (MNHN) s’explique sur de nombreux sujets polémiques.
Les causes de l’effondrement de la biodiversité sont établies scientifiquement, pourquoi les remettez-vous en question ?
Tout le monde est d'accord sur un même constat : les effectifs des êtres vivants sauvages sur la planète sont en train de décroître à très grande vitesse et en particulier chez nous, en France et en Europe. L’IPBES (la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, soit l’équivalent du Giec pour la biodiversité) donne cinq causes très confuses, mais ce n'est pas un hasard et c'est ça que je voudrais que l'on comprenne bien.
La première cause de l’effondrement de la biodiversité selon l’IPBES, c’est le changement d'usage des terres. Deuxièmement, la surexploitation. Ensuite les pollutions, le changement climatique et enfin les espèces envahissantes qui viennent prendre la place des espèces en place. Donc c'est compliqué, c'est complexe et tout le monde est content. Parce que quand on est un scientifique, si on nous dit que notre travail est très simple, c’est un peu vexant.
Et c'est vrai que c'est multifactoriel, bien-sûr. Seulement, une fois qu'on a dit ça, il faut se rendre compte que c'est un leurre et que c'est très dangereux en réalité de s'arrêter là. Parce que cet aspect est justement mis en avant par des marchands de doute. C’est ce qu’ont montré, dans un livre publié en 2010, les sociologues américains Naomi Oreskes et Erik M.Conway.
Cette histoire commence le 15 décembre 1953 à l'hôtel Plaza à New York, où tous les grands cigarettiers américains rencontrent un spécialiste des relations publiques, qui leur dit : si vous vous contentez de dire que ce n'est pas vrai, ça ne va pas marcher. Il faut créer une controverse scientifique majeure pour que la vérité ne puisse pas être visible. Et pour ça, il va falloir mettre en avant le fait que les problèmes sont multifactoriels.Le cancer du poumon, bien sûr que c'est multifactoriel. Il y a des effets génétiques, des effets de l'environnement, des effets du stress…. Simplement, le tabac est une cause infiniment plus importante que les autres. Depuis, les fondations qui travaillaient sur le tabac se sont reconverties pour jeter le doute sur les problèmes d'environnement. Cela a commencé avec le climat et aujourd'hui, ces marchands de doute travaillent activement sur les questions de biodiversité, à la solde des industriels de l’agrochimie.
De ce point de vue là, on a un vrai problème, parce qu’il y a bien des causes multifactorielles de baisse de la biodiversité. Mais parmi ces causes, il y en a une bien connue, mais qu'on ne voit jamais : ce sont les pesticides.
Vous affirmez donc que les pesticides représentent la première cause de l’effondrement de la biodiversité, pourquoi ?
Parce que les pesticides sont cachés. Cachés derrière le changement d'usage des sols, puisqu'à chaque fois qu'on transforme un environnement en terres agricoles, on met des pesticides. Cachés derrière la surexploitation, principalement faite à base de pesticides chez-nous. Cachés derrière les pollutions. Cachés derrière presque toutes les grandes causes identifiées, sauf peut-être le changement climatique. Ils sont invisibilisés par le travail des marchands de doutes. Et une des personnes qui a le mieux synthétisé toutes ces questions, c'est Stéphane Foucart, journaliste au Monde, qui a fait un livre tout à fait remarquable intitulé “Et le monde devint silencieux”.
Ça fait des années que je me bats pour la biodiversité. Eh bien cela, je ne l'ai pas vu venir !
Il prend l’exemple des abeilles qui connaissent des mortalités extrêmement importantes. Les apiculteurs ont tout de suite dit qu'ils étaient convaincus qu'il s'agissait de problèmes de pesticides. Mais tout le système scientifique, poussé par les marchands de doute, poussé par les industriels, a dit : non, ce n'est pas vrai, les pesticides ne sont pas les causes principales.
Donc, on a subventionné des recherches sur toutes les autres causes. Le premier facteur qu'on met en avant, c'est le Varroa destructor. Une sorte de tique qui se fixe sur les abeilles et lui suce non seulement son sang, mais qui en plus, lui transmet des maladies. Ces maladies en question sont mises en deuxième position, soit des virus de paralysie et des parasites intestinaux. Ces maladies en question, des virus de paralysie et des parasites intestinaux, sont mises en deuxième position. Ensuite, il y a les fameux frelons asiatiques. Et enfin, il y a quand même les pesticides.
Et je dois dire une chose, ça fait des années que je me bats pour la biodiversité et contre toute une série de désinformations. Eh bien cela, je ne l'ai pas vu venir. Il y a dix ans, quand on me demandait pourquoi les abeilles allaient mal, je ressortais toute cette liste, comme tout le monde, comme un idiot.
Le problème, c'est qu'il y a là des vrais complots et des vrais exemples de marchands de doute. Tout ça est extrêmement bien documenté.
Et pourtant, c'est quand même un petit peu évident : en quelques dizaines d'années, 75 % de la biomasse d'insectes a disparu. Or, qu'est-ce qu'il y a de vraiment nouveau depuis 30 ans dans les systèmes agricoles ? L'arrivée de nouveaux pesticides d'une part, et le fait qu'il soit épandus de façon systématique sur tous les champs de grandes cultures, d’autre part. Donc, pour moi, c'est clair que les pesticides sont la cause principale de l'effondrement de la biodiversité et que si on met en avant tout cette diversité de facteurs, c'est l'effet de l'action des marchands de doute.
Votre discours ressemble quand même beaucoup à une théorie du complot, vous ne trouvez pas ?
Évidemment, la théorie du complot, c'est pratique car une fois qu’on dit ça, on est discrédité. Seulement, le problème, c'est qu'il y a là de vrais complots et des vrais exemples de marchands de doute. Tout ça est extrêmement bien documenté, notamment dans un texte de 250 pages publié par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2000 pour montrer comment les marchands du tabac ont infiltré leur organisation et l'ont empêché de travailler.
L'idée qu'il ne faut pas attaquer le progrès parce que c'est attaquer la science est encore très présente.
Il y fait mention d’infiltrations, de recrutement d’anciens cadres de l'OMS et même de l’utilisation d'autres agences de l'ONU pour leur enlever des moyens. L'introduction du rapport parle alors d'une énorme conspiration mise en place par les marchands de tabac.
Est-ce que vous avez été témoin de ce genre de pratiques de corruption dans les institutions scientifiques pour lesquelles vous avez travaillé ?
J'appartiens à un petit groupe à l’INRAE (Institut National de Recherche pour l'Agriculture, l'Alimentation et l'Environnement). On essaie de demander à la direction de limiter un peu la communication, qui n’en rate pas une pour dire qu'il n'y a aucun danger avec les pesticides.
L'idée qu'il ne faut pas attaquer le progrès parce que c'est attaquer la science est encore très présente. Par exemple, l'INRAE dit explicitement se mettre au service des entreprises. Et il y avait avant de bonnes raisons à l’époque. L’institut publique produisait des variétés de maïs. Ce qui a provoqué une distorsion de concurrence avec l'industrie privée, qui ne pouvait pas s’appuyer sur le travail des fonctionnaires. A partir de ce moment-là, l’INRAE a alors préféré travailler pour les semenciers , plutôt que contre.
En subventionnant les recherches, on peut facilement tordre les résultats des méta analyses.
Et puis, il faut quand même dire qu'on n'est pas équipés, nous scientifiques, sur ces questions parce qu’on a des procédures en place, qui sont exploitées par les marchands de doute pour nous tromper. Quand on se pose la question des causes des effondrements de la biodiversité, on va faire ce qu'on appelle une méta analyse, c'est-à-dire prendre l'ensemble des articles qui traitent de la question. Si jamais pour les abeilles, vous avez la moitié des articles qui disent que c'est le varroa destructeur qui est mauvais, vous allez dire que c'est la première cause. En subventionnant les recherches dans des domaines donnés, on peut alors facilement tordre les résultats des méta analyses.
Le conflit d’intérêt est drôlement plus subtile qu’un rapport d’argent.
Comment faire alors pour ne pas se faire avoir, si les données sont biaisées ou n’existent pas ?
Moi tout ce que je peux faire, c’est faire des cours pour que les jeunes ne se fassent pas avoir. J’en parle et je pense qu’à force les gens finiront par comprendre. Il y en a pour qui c’est une forme de révélation et d’autres qui ne veulent pas le croire, parce que ça ne les arrange pas. Et quand on est subventionné par des industriels, c’est compliqué.
Mais le conflit d’intérêt est drôlement plus subtile qu’un rapport d’argent. Vous travaillez avec un industriel, il va vous inviter à dîner, il va vous présenter des gens, il va vous aider et de temps à temps, il va vous demander un petit service. Vous allez avoir une véritable relation amicale avec cette personne et c’est plus compliqué de dire du mal d’un ami.
Pour le moment, il n’y a pas de protocoles précis pour dire voilà comment on va faire pour que les méta analyses ne soient pas influencées par les marchands de doute. Il y a quand même un cas assez intéressant avec le glyphosate. Si on prend uniquement les études non subventionnées par l’industrie, on trouve que le glyphosate est cancérigène. Si on prend l’ensemble des publications qui existent, les précédentes sont noyées et on trouve que ce n’est plus cancérigène.
Mais il y a un nouveau champ de la sociologie des sciences qui est née, que je trouve assez surréaliste, qui s'appelle Agnotologie. C'est la science des méthodes destinées à produire de l'ignorance. Je pense que cela peut vraiment nous aider à départager, à repérer le travail des marchands de doute dans des résultats scientifiques.
La Corneille a besoin de vous pour enquêter !
Les pesticides constituent-ils le premier facteur de déclin de la biodiversité ? C’est le discours que nous entendons de plus en plus lors de nos différents entretiens. Pourtant, impossible de l’affirmer aujourd’hui. Pour faire avancer les connaissances et apporter enfin une réponse à un sujet essentiel, notre rédaction aimerait beaucoup enquêter sur l’infiltration de l’IPBES (l’équivalent du Giec pour la biodiversité) par des intérêts économiques.
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