La riposte des poissons, crustacés et mollusques
Des cotes de l'hexagone, aux îles de l'océan Indien et en passant par les grands fonds marins, les pesticides sont partout. Quelles en sont les répercussions pour les différentes espèces aquatiques ? Éléments de réponses à travers le point de vue d'une huître du Pacifique et un panorama scientifiques du sujet.
Cet article fait partie de notre série "La riposte du vivant" qui explore les conséquences de l'utilisation de pesticides sur la biodiversité.
À cette occasion, dix scientifiques se font les messagers d’une espèce à travers une lettre imaginée en provenance du front.
La riposte des poissons, crustacés et mollusques
0,1 %. C’est ce que représenterait en moyenne la part des pesticides épandus qui finissent dans l’eau.
0,1 %, cela paraît peu, mais cela représente pas moins de 730 tonnes de produits chimiques par an et dans le monde, selon une étude publiée dans Nature en 2023. Parmi cette masse, on retrouve 62,9 % d’herbicides, 26,8 % de pesticides à usage multiple, 9,7 % de fongicides et 0,7 % d’insecticides. Une situation inquiétante lorsqu’on sait que “chaque substance peut entraîner une multitude d’effets néfastes variables selon les espèces”, d’après l’analyse collective de l’Inrae et Ifremer.
Les insecticides, à eux seuls, seraient responsables de la mauvaise qualité écologique de 30% des petits cours d’eau européens. En premières lignes, les espèces de macroinvertébrés aquatiques des cours d’eau agricoles, comme les vers, les crustacés ou les mollusques, ont vu leur diversité chuter de 40% à cause de la contamination liée aux produits phytosanitaires. Symbole des ravages de l’exposition à ces polluants, l’anguille européenne voit ses défenses immunitaires fragilisées au point d’avoir été classée “en danger critique” d’extinction.
Les poissons restent discrets
Pour ce qui est des poissons, la majorité des observations se concentrent sur l’accumulation de substances dans les organismes, plutôt que l’analyse de leurs conséquences. Anne-Sophie Voisin, chercheuse en écotoxicologie aquatique, a par exemple étudié les potentiels effets d’aggravation des pesticides sur les maladies rénales de certains poissons. Malgré la mise en place d’un dispositif rigoureux avec des groupes tests et une longue période de suivi, l’expérience menée en laboratoire n’a pas permis de prouver cette corrélation. “Dans cette expérience, les poissons sont nourris à leur faim, ils n’ont pas de stress additionnel et une exposition unique aux contaminants, ce qui peut différer des conditions dans l’environnement”, explique-t-elle.
La plupart des données restent néanmoins issues d’expériences de laboratoires. Elles montrent que l’exposition aux pesticides peut entraîner un vieillissement et une certaine mortalité des cellules, une altération de l'ADN, et un affaiblissement des défenses immunitaires de certains poissons et dans certaines conditions environnementales bien précises. Une récente étude japonaise en environnement réel a par exemple montré, pour la première fois, que l’introduction des néonicotinoïdes peut rompre la chaîne alimentaire d’un écosystème aquatique et ainsi provoquer l’effondrement de pêcheries d’eau douce. "S'il existe de nombreuses données et le processus de mise sur le marché est rigoureux, ce processus a d'importantes lacunes. Les mélanges et les stress multiples ne sont par exemple que rarement testé", complète Anne-Sophie Voisin. Par ailleurs, les poissons peuvent aussi subir des effets indirects de l'utilisation des pesticides, en connaissant par exemple une altération de leur source de nourriture.
Des pesticides retrouvés à 4 000 mètres sous la mer
Éloignée des cultures et moins bien observée, Wilfried Sanchez directeur scientifique adjoint à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) rappelle que la mer n’en est pas moins un “récepteur passif de tout ce qui se passe sur terre”. Pour preuve, des îles de l’océan Indien, aux grands fonds, les pesticides se retrouvent partout dans le milieu marin.
À travers la terre, les cours d’eau, l’atmosphère, le vent ou les poussières, plusieurs centaines de molécules chimiques issues de l’agriculture se retrouvent chaque année dans les milieux aquatiques, avec tout de même un phénomène de dilution qui tend à réduire les concentrations retrouvées d'amont en aval. Bien que les concentrations baissent avec le temps, certains composés interdits depuis plusieurs dizaines d’années persistent toujours dans l’environnement.
“On a des suivis assez efficaces au niveau chimique, mais les données manquent concernant les effets de la biodiversité en milieu marin, notamment parce qu’il est plus difficile d’accéder à l’océan”, explique Wilfried Sanchez. On s’intéresse alors plus souvent à des endroits très riches en biodiversité ou potentiellement très pollués.
On a par exemple retrouvé du chlordécone - un puissant pesticide utilisé dans la culture de bananes aux Antilles - dans plus d’une centaine d’espèces marines. Cela a ainsi permis de révéler l’existence d’un transfert de cette substance à travers toute la chaîne alimentaire, avec à chaque fois des accumulations, voire des amplifications au sein des différents organismes.
Outre les espèces animales, les résidus de pesticides présents en mer affectent aussi les herbiers marins, mangroves et récifs coralliens. Les régressions d’herbiers à fucales (macroalgues brunes) observées en Méditerranée sont par exemple liées aux contaminations de la zone côtière par les herbicides et le cuivre utilisé en agriculture. Une situation inquiétante, tant on sait que ces plantes marines jouent un rôle écologique majeur, notamment en termes de structuration de l’habitat, dans les écosystèmes de faible profondeur.