La Riposte des insectes
Cibles directes des produits phytosanitaires, les insectes sont en première ligne de la guerre chimique qui se joue dans nos champs. Altération des capacités neuronales, du comportement et de la reproduction, le constat scientifique est inquiétant.
Cet article fait partie de notre série "La riposte du vivant" qui explore les conséquences de l'utilisation de pesticides sur la biodiversité.
À cette occasion, dix scientifiques se font les messagers d’une espèce à travers une lettre imaginée en provenance du front.
En manque de sommeil, désorientées et incapables de retrouver le chemin de la maison, c’est une gueule de bois permanente que subiraient les abeilles confrontées aux néonicotinoïdes, un des pesticides les plus toxiques et les plus utilisés en France, jusqu’à son interdiction définitive en 2023.
Troubles de la croissance, blocage de la reproduction ou des transmissions nerveuses, les insecticides sont conçus pour éliminer les insectes non souhaités sur les cultures. Mais en plus de ces effets directs, les insectes souffrent aussi de mortalités induites par d’autres pesticides qui entraînent une raréfaction de leur nourriture. “En éliminant la flore sauvage, les herbicides suppriment la nourriture de nombreux insectes, notamment le nectar, un de leurs principaux carburants”, explique Vincent Bretagnolle, directeur de recherche au CNRS.
La disparition vertigineuse des insectes
Résultat, les populations d’insectes ont chuté de près de 80 % en Europe, en seulement 30 ans. La pollution chimique, dont celle induite par les pesticides, constituerait alors la deuxième cause la plus importante du déclin des populations d’insectes, derrière la perte des habitats due notamment à l’urbanisation et à l’agriculture intensive (et qui résulte dans certains cas de l’utilisation des produits phytosanitaires). Certains biologistes, comme Pierre Henry Gouyon que nous avons interviewé, considèrent même que l’impact des pesticides est largement sous-évalué.
“Il n’y a pas de causalité absolue”, rappelle Vincent Bretagnolle. “Mais on peut, d’une part, observer que plus l’agriculture est intensive, plus le déclin est remarqué, en les répliquant à plein d’endroits, et voir que les mêmes causes produisent les mêmes effets. D’autre part, nous pouvons analyser, les alternatives possibles, c'est-à-dire les effets du changement climatique, de la luminosité, du déclin des proies….” Enfin, il existe également des preuves directes de l’action des pesticides sur les individus grâce à des expériences menées en laboratoire. “On en revient à dire, qu’il existe un faisceau de preuves qui pointent vers l’utilisation des pesticides.” Si tous les taxons sont affectés, les lépidoptères (papillons), les hyménoptères (abeilles, bourdons, fourmis) et les coléoptères (coccinelles, carabes) seraient les plus touchés.
La lutte contre les insectes dans une “impasse technique”
Problème, les insectes contribuent à 90 % de la reproduction des plantes à fleurs, indispensables à notre survie. Le déclin des insectes pollinisateurs conduirait au décès de près d’1,4 million personnes par an, ont estimé des scientifiques dans une étude publiée en 2016.
En France, comme la plupart des cultures sont pollinisées par le vent, “il n’y a pas encore d’effondrement, mais les rendements diminuent”, indique Vincent Bretagnolle, en mettant en avant une forme de redondance fonctionnelle. Quand une espèce disparaît, une autre aux compétences proches peut en effet prendre le relais écologique, mais bien souvent de façon limitée. Face à la réduction de ces services écosystémiques, on a tendance à augmenter les doses de pesticides pour améliorer les rendements et donc à alimenter un cercle vicieux.
Problème, “la boîte à outils des agriculteurs s’amenuise d’années en années”, selon Vincent Bretagnolle. Les insectes cibles développent de plus en plus de résistances aux produits et inventer de nouvelles molécules coûte très cher, si bien que les principes actifs utilisés aujourd’hui ont souvent été inventés il y a des dizaines d’années. Pour échapper à cette “impasse technique”, les industriels tentent d’augmenter la concentration des produits pour les rendre plus efficaces, entraînant des conséquences graves sur la santé des écosystèmes et des humains.
Vincent Bretagnolle craint un effondrement du système agricole : “un monde sans insectes n'est pas imaginable, on disparaîtra avant eux”. À moins de mettre en place “des pistes alternatives sérieuses comme l’agriculture biologique”.