Comment mettre fin à la “biopiraterie 2.0” ?
La COP 16 biodiversité doit permettre de régler la querelle entre pays du Nord et du Sud sur l’utilisation des ressources génétiques. Données nécessaires à la recherche ou pillage des richesses naturelles ? Plongée dans les méandres d’un débat où personne ne comprend plus rien.
C’est l’histoire d’une éponge marine qui peut rapporter gros. Tectitethya crypta est une espèce marine des Caraïbes, dont une molécule extraite dans les années 1950 a permis de fabriquer un antiviral très efficace, notamment utilisé contre le Covid-19. À la clé, des millions de dollars de profits, mais aucun centime reversé aux pays d’où provient l’animal.
Une folle histoire, pourtant classique, où dans près de 90 % des cas les ressources naturelles extraites proviennent d’un pays en développement pour alimenter - dans 97 % du temps - des brevets détenus par des compagnies pharmaceutiques, agroalimentaires ou cosmétiques des pays du Nord. Si les modalités changent, le principe reste le même : identifier le ou les principe(s) actif(s) issu(s) d’une espèce vivante, pour en faire un produit utile, rentable, ou les deux à la fois. Réparer cette situation de “biopiraterie” est l’un des enjeux les plus épineux des sommets internationaux dédiés à la biodiversité depuis leur création dans les années 1990.
La législation internationale court après l’innovation
La biopiraterie, soit le fait de piller des richesses naturelles, a connu son heure de gloire avec la colonisation. Minerais, plantes et animaux ont largement été prélevés par les pays européens dans les colonies pour renforcer leurs santés et leurs économies.
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Avec la décolonisation, le pillage ne s’arrête pas complètement. Pour dénoncer la continuité de cette appropriation illégitime des ressources issues de la biodiversité et des connaissances traditionnelles associées des peuples autochtones, le militant écologiste de l’ONG ETC, Pat Mooney, inaugure le terme “biopiraterie” dans les années 1990.
Dans le même temps, la Convention sur la diversité biologique (CBD) inscrit pour la première fois dans le droit international le partage juste et équitable des avantages découlant de l'exploitation des ressources génétiques. Mais la définition qui en ressort est “une bizarrerie”, pour Catherine Aubertin, économiste de l’environnement et chercheuse affectée au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). “On ne cite que les molécules alors que c’est avec les dérivés que les industries font de l’argent.”
Les États s’en rendent compte, mais mettent près de 20 ans pour corriger le tir. Conclu en 2011, l’accord de Nagoya se focalise désormais sur “tout composé biochimique qui existe à l’état naturel […] même s’il ne contient pas d’unités fonctionnelles de l’hérédité”. Le deal prévoit également d’équilibrer les relations entre pays utilisateurs et fournisseurs de ressources génétiques via un mécanisme d’accès et de partage des avantages (APA).
Mais encore une fois, il est déjà trop tard. Entre temps, la technique a fait des progrès et la numérisation rapide des données rend déjà caduque le cadre international. Compilées sur d’énormes banques de données en ligne, les ressources génétiques dématérialisées, appelées informations de séquençage numérique (ISN, ou DSI en anglais, pour Digital Sequence Information) échappent à la législation et deviennent alors la nouvelle cible à intégrer. “Le cadre juridique accompagne l'innovation, mais est toujours en retard”, résume Catherine Aubertin. “La DSI on en parle maintenant depuis au moins trois COP biodiversité et on s'empaille toujours sur sa définition.” Abordé lors du sommet de Montréal en 2022, le sujet n’a toujours pas trouvé d’accord. La rencontre d’octobre 2024, organisée en Colombie pourrait faire bouger les lignes.
“Même les négociateurs n’y comprennent rien”
Mais pour le moment, les lignes restent à écrire. À l’ouverture de la COP16, le projet d’accord sur les informations de séquençage numérique était truffé de crochets. Le symbole que de nombreux points restent encore à discuter.
Et comme depuis le début de cette histoire, la question des définitions est au centre des débats. Est-ce que l’on parle uniquement des séquences d’ADN, ou aussi celles d’ARN ? Est-ce que l’on inclut les images 3D des protéines et les données épigénétiques (c'est-à-dire les changements dans la manière dont les gènes sont exprimés) ?
Vous n’y comprenez rien ? C’est normal.
“J’ai même un doute sur le fait que les négociateurs savent de quoi il s’agit”, s’interroge Catherine Aubertin, en confessant avoir elle aussi du mal à suivre.
Un argument pour certains pays, qui assurent que la traçabilité des informations est beaucoup trop complexe à mettre en place. Comment savoir si une séquence numérique de l’ADN, retrouvée sur une plateforme en ligne, provient d’un brochet du Brésil ou d’Indonésie ?
“Des expéditions entières vont récolter de l’ADN environnemental en haute mer pour échapper aux lois nationales et envoient ainsi les informations de milliers d’organismes par satellite. Cela paraît compliqué de faire un accord sur chaque séquence”, explique Catherine Aubertin. Un argument repris par certains scientifiques des pays du Nord, qui craignent également une limitation de la recherche.
Taxer l’utilisation d’informations génétiques
Pour autant plusieurs solutions sont sur la table avec une ambition : “on veut à la fois taxer le secteur privé qui utilisent ces ressources, tout en permettant à la recherche de les utiliser gratuitement”, explique Juliette Landry, experte à l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI). Deux grandes options sont ainsi à l’étude :
- Le paiement d’une cotisation pour accéder aux bases de données, qui viendrait alimenter une cagnotte internationale pour financer des actions de préservation de la biodiversité.
- Une contribution à un pot commun indépendant de l’information de séquençage numérique, sous la forme de facturations sur les services liés (stockage, traitement, expertise, analyse des séquences), sur les équipements de laboratoire, ou encore par des financements obligatoires ou des labels, incitant les contributions volontaires.
“Des principes ont été adoptés, mais il reste encore à fixer les modalités, notamment la question de savoir si on préfère l’approche multilatérale ou au cas par cas”, précise Juliette Landry, en indiquant qu’une troisième voie intégrant les deux démarches est également à l’étude.
Dans ce cas, le paiement de contributions pour l’utilisation d’informations de séquençage numérique se réglerait entre pays, de façon unilatérale, sauf lorsque l’origine de cette information ne pourrait être identifiée. Dans ce cas, un fonds multilatéral pourrait être abondé, à hauteur, par exemple, de 1 % des ventes de produits résultant de l’utilisation de ressources génétiques. Une solution prônée notamment par les pays africains qui demandent une juste répartition de l’utilisation des richesses biologiques.
Dans tous les cas, “au regard de la faible part de l’utilisation des ressources génétiques à des fins commerciales, se pose la question de la capacité d’un tel mécanisme à produire des bénéfices monétaires conséquents”, nuance tout de même l’IDDRI. Alors que ce fonds devrait permettre de financer les actions en faveur de la biodiversité, il serait alors très en deçà des 700 milliards de dollars par an estimés comme nécessaire par la Banque mondiale, pour répondre à l’érosion de la biodiversité.
La DSI, un sujet intersectionnel ?
“Avec la DSI, vous avez un concentré de tous les problèmes”, conclut Catherine Aubertin. La justice sociale et la décolonisation, via la juste répartition des richesses entre pays du Nord et des Suds. Les problèmes de gouvernance pour savoir s’il faut mettre en place un fonds multilatéral et si oui, comment le piloter. Le contrôle de la technique et la gestion des données, via les milliards de séquences, qu’il faut gérer en big data. “Pourtant , tout ça ne change rien à la destruction de la biodiversité, on peut même mieux comprendre la diversité du vivant grâce à cette technologie”, souligne l’économiste, en s’inquiétant de la création d’un énième fonds.
Alors que le sujet mériterait - comme de nombreuses thématiques liées à l’environnement - un changement complet de modèle, il est aujourd’hui plutôt envisagé comme une variable d’ajustement dans les négociations internationales. En 2011, l’accord sur les informations génétiques aurait ainsi été concédé aux pays en développement, en échange de leur soutien aux ambitieux objectifs d’Aichi pour la protection de la biodiversité. À quelques jours de clôturer la COP 16, l’issue reste incertaine.
Image d'illustration : un groupe de manifestants à la COP16 Biodiversité - IISD/ENB | Mike Muzurakis