Patrick Scheyder : “Il faut que l’écologie se banalise”
Glyphosate phosphorescent, acrobaties dans une bétonnière ou encore artivisme avec le militant Thomas Brail; le pianiste et cocréateur de l’écologie culturelle, Patrick Scheyder déborde d’idées pour parler d’écologie au plus grand nombre. À l’occasion de la journée internationale de la forêt et celle de la poésie, La Corneille s’est entretenue avec l’artiste sur sa perception de la biodiversité dans l’art et sur les inspirations de son nouveau spectacle.
Depuis des années, vous parcourez la France avec des concerts de piano en plein air accompagnés de lectures de texte par des acteurs ou des personnalités comme Camille Etienne ou Erik Orsenna. Qu’est-ce qui change avec ce nouveau spectacle ?
En novembre, on a organisé un mapping sauvage sur les quais de Seine. Avec un gros projecteur, on a projeté sur les monuments des utopies et des dystopies, en s'inspirant des tableaux du musée d'Orsay, parce qu'on jouait là-bas juste après. Et on s'est dit qu’il fallait relier ces deux univers. Associer ce qu'on a fait sur les quais de Seine en mêlant l’utopique et le dystopique pour créer quelque chose de totalement nouveau !
“Parler d'éco-anxiété c'est une chose, mais la conter permet de faire sortir les peurs et de les mettre en scène.”
On a alors décidé de créer un conte écologique pour embarquer les gens. Je me suis toujours demandé pourquoi les contes pour enfants qui sont généralement atroces plaisent autant, c'est incroyable. Si on évoque l'éco-anxiété par exemple, en parler c'est une chose, mais la conter, ça permet de faire sortir tes peurs et de les mettre en scène. Et puis, tout est possible dans un conte : l'absurde, l'irruption de la réalité, on est sans arrêt entre le rire et les larmes. En fait, ce qu'on veut faire, c'est une sorte de mille et une nuits écologiques (rire).
Quel est l’intérêt de passer des happenings aux œuvres pérennes ?
À mon sens, il faut dépasser le happening qui pour les gens de la “génération climat” est une opportunité de se retrouver, de se réconforter ensemble et c'est très important. Mais comment voit-on le monde de demain ? C'est ça que je veux imaginer. Ce qu’on a fait au musée d’Orsay, c'était de l’expérience. Il y a des éléments que je reprends et que je transforme totalement. Le nouveau spectacle "Éloge de la forêt" vise à embarquer les gens et surtout ceux qui s’en foutent totalement de l’écologie.
C'est un conte donc tout est possible. On inverse tous les rôles : Thomas Brail [militant contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres] est devenu directeur de cabinet du ministère de l’Environnement et commence à développer ce que pourrait être un monde différent. Avec beaucoup de tendresse, c'est un spectacle multimédia. Je suis au piano et je travaille avec iMan, le musicien du célèbre rappeur Damso.
C'est assez fou, tout ça est très inattendu. Il y a un acrobate, il y a une comédienne qui va tenir le rôle de présidente de la République, il y a un mapping sur le piano, il y a le vidéaste Gaëtan Gabriel qui sort de temps en temps avec une pancarte pour démolir le truc avec de la subtilité et de l'humour. Je veux qu'on puisse rire !
Vous dites vouloir ouvrir l'écologie et la culture à toutes et tous, mais est-ce que le piano et le théâtre ne sont pas des divertissements trop élitistes ?
Non, je ne pense pas, regarde le piano dans le rap, il est très présent derrière. Il est très romantique et souvent par-dessus, il y a des paroles très trash. C’est ce qui m’intéresse avec la jeune génération, ce côté à la fois romantique, un peu fleur bleue, et en même temps très trash. Je veux sortir des contrées classiques, l'idée, c'est de montrer qu'on peut faire de l'activisme autrement, de “l'artivisme” même autrement.
“Il faut que l'écologie se banalise, il faut qu'on puisse rire avec, la détester. Il n'y a pas que la raison, il y a aussi le fun.”
Par exemple, plutôt que de parler de la bétonisation des sols, qui est un sujet très technique et connu, on va mettre une bétonnière sur scène et l'acrobate va essayer de rentrer et d’en sortir. À chaque fois qu'il va y passer, il va perdre un vêtement, si bien qu'il va finir quasiment à poil. Parce que c'est ça, le paysan, on lui pique ses terres, sa culture paysanne. Après, il ne lui reste rien. Tu comprends et ça te touche.
Vous avez publié plusieurs plaidoyers et créé le mouvement de l’écologie culturelle avec Nicolas Escach, Ariane Ahmadi et Pierre Gilbert. Est-ce que tout ça, est dépassé ?
On a écrit trois manifestes en deux ans et l'écologie culturelle est désormais enseignée à Sciences Po. Ça marche très bien, le public s'y intéresse. On écrit des tribunes dans le Monde, Libération ok, mais on prêche des choses. La science et la politique sont super importants, mais la question est “comment faire passer les messages ?”.
Maintenant, il faut qu'on le traduise en terme artistique. Il n'y a pas besoin de lire des tas de bouquins pour comprendre. Il faut que l'écologie se banalise, il faut qu'on puisse rire avec, la détester… mobiliser toute la gamme des sentiments. Il n'y a pas que la raison, il y a la sensibilité, l'histoire, mais il y a aussi le fun.
Pourquoi s’intéresser une nouvelle fois aux forêts ?
On s’est demandé comment toucher le plus de monde. C'est simple, on retrouve souvent les mêmes archétypes pour toutes les civilisations. Sur n'importe quel continent, à n'importe quelle époque, il y a l'arbre. L'arbre de la tentation, l'arbre de vie... Il y a toujours un arbre qui traîne dans la mythologie.
“Je cherche un art qui soit utile, qui provoque un choc !”
L’arbre, c'est un sujet que je connais bien, c'est un sujet du passé et du présent. D'où l’idée du spectacle sur l'éloge de la forêt. J'ai l'impression qu'on est des rabâcheurs, mais si les gens n'ont pas confiance en l'écologie, c'est peut-être qu'il y a un problème.
Par rapport au réchauffement climatique qui est assez technique, est-ce que la forêt et la biodiversité sont plus accessibles ?
Je pense que oui, les gens ont un rapport plus affectif avec l'arbre. Les jardiniers ont, par exemple, un rapport à leur territoire très affectif. Ils ont la pratique du terrain, ce qui manque beaucoup à l'écologie. C’est aussi une sorte de biodiversité des idées. Il y a de plus en plus un travail des territoires qui doivent rentrer dans un narratif qui rassemble. Cela a toujours été le travail de l’art : rassembler les éléments épars d'une société, de lui donner un sens.
“Je me sens responsable et non pas seulement artiste.”
On a une obligation en tant qu'artiste, éclairer et faire rêver la société. La musique, c'est ça : tu entends une chanson le matin, si elle te met de bonne humeur toute la journée, elle a rempli son rôle. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas faire pareil avec l'écologie. Il faut banaliser l’écologie, la vulgariser au sens le plus profond et noble.
Mais n’y a-t-il pas un risque de rendre l’écologie trop mainstream ?
Je pense que le discours sur l'écologie est déjà mainstream depuis un certain temps. Le but, c'est de ne pas faire la même chose. J'appelle mainstream un discours sur l'écologie qui va dire “moi, je suis gentil, les autres sont méchants”. Ça prend les apparences d'être disruptif, mais c'est très manichéen, c'est vieux comme le monde. Et après, on fait quoi ? Une société n’est pas faite que de bonnes intentions, elle doit pouvoir convaincre le plus grand nombre. Oui, vous avez entre 20 et 30 ans et vous voulez sauver le monde, vous avez bien raison. Mais il faut vous outiller de plein de manières différentes pour le faire. Ce qui va compter c'est continuer à avoir les mêmes idéaux tout en avançant dans l'âge. Ce qui gagne, c'est ce qui dure, généralement.
Et vous, comment avez-vous évolué dans votre conscience écologique depuis deux ans ?
Une semaine avant le happening au quai d’Orsay, je tenais un spectacle de musique classique qui a super bien marché à Neuilly. Mais avant de jouer, j’ai eu une émotion bizarre, la sensation d’avoir une responsabilité en jouant. C’est la première fois que ça m’arrivait et là, j'ai senti qu’il y avait un truc qui se passait en moi. Je me sens responsable et non pas seulement artiste. Ma métamorphose récente est née de cette sensation.
C’est ce genre de métamorphoses qu’il faut conscientiser et traduire en action. Tu vas peut-être écrire un manifeste, un spectacle, faire un meuble différemment si tu es artisan, organiser des vacances différemment… Chacun le conjugue en fonction de ce qu’il fait et de ce qu’il a envie. Mais le fait de créer est important. La société ne se renouvelle pas, c’est bien qu’il faille créer autre chose.