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Natures en friche, regards d’artistes

S'émerveiller
Natures en friche, regards d’artistes
Charlotte Tamisier
13/6/2024

De la ruine antique à la friche industrielle, les espaces délaissés fascinent les artistes depuis plusieurs siècles. Textes littéraires, photographie ou peinture, La Corneille vous propose une échappée poétique en terres abandonnées.

Cet article fait partie de notre série "Portrait sensible" qui explore de manière poétique des notions scientifiques ou techniques autour de la biodiversité. Découvrez ici nos deux premiers volets consacrés aux zones humides et à l’artificialisation des sols.

An Overgrown Mineshaft, Carl Gustav Carus, huile sur papier, vers 1824.

Un corps de ferme à l’abandon,

Ou celle d’une usine à charbon,

Un chaos de rouille, de bois

De mousse et de gravats.

Une parenthèse dans la ville,

Recoin caché pour les idylles,

Les restes d’une minoterie

Telle une forteresse endormie :

Aux murets de pierres

Recouverts par le lierre

Cachés par un épais manteau

De ronces, d’orties et de sureaux

Qui teintent de mystère

Un vaste bout de terre

en friche.

Des territoires où la nature reprend ses droits…

Mois après mois, années après années, lorsqu’un terrain est laissé à l’abandon et qu’il n’est plus entretenu par les humains, une végétation libre et spontanée s’y déploie. Celle-ci recouvre les édifices, s’engouffre dans les interstices et redessine la silhouette des paysages. Il en va ainsi du château de Clisson décrit par l’écrivain Gustave Flaubert dans son roman Par les champs et par les grèves :

"Entré dans l’intérieur, on est surpris, émerveillé par l’étonnant mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. “ (1)

Dans ce décor de ruine, arbres et plantes herbacées envahissent l’espace et s’entremêlent aux constructions humaines. Cet enchevêtrement se retrouve aussi dans les photographies de l’artiste français Jonk, et tout particulièrement dans sa série Naturalia.

Ruine d'un manoir à Taïwan ©Jonk

Si la mousse, le lierre ou les ronces sont souvent surreprésentés, c’est une autre espèce qui a retenu l’attention de l’écrivaine étasunienne Betty Smith. En préambule de son roman intitulé le Lys de Brooklyn, elle choisit de faire le portrait de l’Ailante glanduleux, une plante exotique surnommée “monte-au-ciel” :

Il pousse partout : dans les terrains vagues, derrière les palissades sordides, sur les tas d’ordures abandonnées ; il sort des soupiraux des caves; c’est le seul arbre au monde qui puisse pousser dans le ciment.” (2)

…propices à la rêverie et à la mélancolie…

La reconquête végétale qui s’opère sur les parcelles laissées en friche, leur confère une atmosphère particulière. On y lit tout autant le passé des sociétés humaines que leur présent et que leur futur. Ainsi, pour l’écrivaine autrichienne Valerie Fritsch, ces espaces semblent se situer hors du temps, comme elle l’écrit dans son roman Le jardin de Winter :

Le jardin était devenu une jungle, dépeuplé, protégé du ciel, du temps et des intempéries, indifférent au carrousel du calendrier et aux aiguilles qui passaient en coup de vent sur le cadran.” (3)

À la croisée des temps, les artistes se laissent alors aller à quelques rêveries. L’écrivaine Joy Sorman, parle ainsi de “rêverie insulaire”(4) pour décrire son état d’esprit devant la friche de l’usine Renault, située sur l’île Seguin à Boulogne-Billancourt. Face à ce paysage de friche industrielle, l’imaginaire de Sorman s’emballe, et avec lui le désir d’un réensauvagement du territoire plutôt que son réaménagement.

Le songe s’accompagne aussi d’un sentiment de tristesse pour certains artistes. La détérioration des bâtiments autrefois somptueux fait, en effet, écho au “mal du siècle” de la génération d’artistes romantiques. C’est le cas du peintre allemand Caspar David Friedrich qui consacre plusieurs toiles à des ruines.

Monastery ruin Eldena, huile sur toile, Caspar David Friedrich, 1824.

… et refuges pour la biodiversité

La diversité biologique accueillie par les espaces laissés en friche interpelle également les artistes. Fasciné par les ruines, l’écrivain Victor Hugo consacre plusieurs pages de son roman Les Misérables à la description, au fil des saisons, d’un jardin laissé à l’abandon au cœur de Paris. Il décrit y la biodiversité abritée dans une longue énumération :

“(…) quarante ans d’abandon et de viduité, avaient suffi pour ramener dans ce lieu privilégié les fougères, les bouillons-blancs, les cigües, les achillées, les digitales, les hautes herbes, les grandes plantes gaufrées aux larges feuilles de drap vert pâle, les lézards, les scarabées, les insectes inquiets et rapides (…)" (5)

Une diversité végétale que l’on observe aussi dans une toile du peintre russe Ivan Shishkin dans laquelle il représente un coin de jardin laissé en friche, et où se déploie de nombreuses herbes folles. À nous, cette fois-ci, d’identifier les plantes ou bien simplement de se laisser émerveiller par leur beauté.

Corner of overgrown garden. Goutweed-grass. Huile sur toile, Ivan Shishkin,1884.

La poétesse Alycia Dufour décrit également le fourmillement de vie abrité par une friche dans un de ces poèmes. Bêtes réelles et imaginaires peuplent alors son paysage onirique et troublant de friche ferroviaire. On y distingue “grenouilles”, “canards”, “fouines” et “mouettes” parmi les “algues bleues” et la “mousse”. (6)

Des écosystèmes mal-aimés ?

Si la diversité abritée par les friches trouve sa place dans de nombreux récits et œuvres picturales, elle demeure souvent mal connue du grand public, alors même que les chercheurs et les acteurs de l’aménagement s’y intéressent de plus en plus.

Cependant, dans un contexte de sobriété foncière et de réduction de l’artificialisation de sols, les friches sont davantage perçues comme des réserves foncières que des réservoirs de biodiversité. Leur reconversion conduit bien souvent à la disparition de la nature spontanée qui s’y était installée et, par là même, à la disparition de zones d’émerveillement pour les flâneurs et les artistes.

Des mouvements citoyens s’emparent alors de certaines friches. À Lille, collectifs et associations militent depuis 2016 contre le projet d’aménagement de la friche Saint-Sauveur. Au projet de densification urbaine souhaité par la métropole, les citoyens opposent l'impératif de préserver cet écrin de verdure.

Quelques ressources pour prolonger l’échappée :

  • Un livre : Flore des friches urbaines, Audrey Muratet, Myr Muratet et Marie Pellaton, Les presses du réel, 2022.
  • Une conférence : À la découverte des friches urbaines", Agence régionale de la biodiversité d’Île-de-France, 2021.
  • Un film : Homo Sapiens, Nikolaus Geyrhalter, 2016.

Citations :

(1) Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, Charpentier éditeur, 1886, 80p.

(2) Betty Smith, Le Lys de Brooklyn, Belfond, 2014, 10p.

(3) Valerie Fritsch, Le Jardin de Winter, Libella, 2017, 105p.

(4) Joy Sorman, “Une île dans la tête”, 2020.

(5) Victor Hugo, Les Misérables, Quatrième partie, livre troisième, éditionsAlbert Lacroix et Cie, 1862, 157p.

(6) Alycia Dufour, “Une friche à défendre”, Poètes de brousse, 2022.

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Charlotte Tamisier
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