“J’ai toujours été fascinée par l'Océan, jusqu'à l'obsession"
Aux travers d’entretiens portraits, découvrirez les 1001 manières de concilier votre métier avec la préservation de la biodiversité. Dans cette interview, découvrez le quotidien d'Emmanuelle Périé-Bardout, plongeuse, navigatrice et co-fondatrice de l’organisation d'exploration scientifique sous-marine “Under The Pole”.
Comment t’es-tu dirigée vers la navigation et la plongée ?
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été fascinée par l'Océan, jusqu'à l'obsession. J'ai grandi à Troyes, en Champagne, donc loin de la mer. Mes parents n’étaient ni marins, ni plongeurs. Je regardais les documentaires du commandant Cousteau le dimanche à la télé et ça me faisait complètement rêver, mais je me demandais comment j’allais pouvoir y accéder, car à cette époque-là, il n’y avait pas de femme plongeuse sur la Calypso [le nom du navire océanographique de l'explorateur Jacques-Yves Cousteau NDLR].
À 13 ans, j'ai regardé un documentaire sur Thalassa qui montrait des adolescents sur un bateau-école. Et j'ai dit : “Voilà, je veux faire ça !”. J’ai insisté plusieurs mois jusqu’à ce que mes parents contactent l’association. On leur a dit que seulement 8 enfants étaient pris sur un grand nombre de candidatures. Les chances étaient tellement minces, qu’il n’y avait pas grand risque à postuler. Mais j’ai été sélectionnée et je me suis retrouvée six mois sur un bateau-école entre l'Angleterre, la France, l'Espagne, le Portugal, les îles Canaries et le Maroc. J'ai réalisé mon rêve, et aussi que j’aimais vraiment vivre en mer. Je suis rentrée, j’ai passé mon bac, et le lendemain j’ai déménagé en Bretagne où je suis devenue monitrice de voile aux Glénans. Quelques années plus tard, j’ai participé à l’expédition Clipperton de Jean-Louis Étienne. C’est à ses côtés que Ghislain et moi avons appris à monter une expédition.
Quel est aujourd'hui ton travail chez Under The Pole ?
On a beaucoup évolué en 17 ans ! En revenant de notre première expédition au Pôle Nord Géographique avec mon mari Ghislain, on savait qu’il restait des espaces à explorer, encore peu connus car difficiles d’accès. On s’est très rapidement rapprochés d’organismes scientifiques pour mettre notre expertise des expéditions en plongée profonde, y compris en eaux polaires, au service de la science.
Je pense que c'est l'activisme qui va faire changer les choses le plus rapidement.
On est actuellement dans ce qu'on appelle “Under The Pole IV - DeepLife”, une série de missions englobées dans un programme de dix ans, labellisé projet de la Décennie des Nations Unies pour les sciences océaniques. On collabore avec deux directeurs scientifiques du CNRS, Laëtitia Hédouin et Lorenzo Bramanti, et une quarantaine de scientifiques internationaux qui travaillent sur les protocoles et les résultats. On plonge dans le monde entier, dans la zone mésophotique, qui est très peu connue, en dessous de 30 mètres et jusqu’à 200 mètres de profondeur, ce qui concerne tous les littoraux de notre planète.
Cette zone est très riche et on y trouve en particulier ce qu'on appelle des “forêts animales marines”, constituées de coraux, de gorgones, d'éponges, de corail noir et dont le fonctionnement et le rôle peut être comparé à celui des forêts sur terre. Il y a une vraie urgence à identifier et à mieux comprendre ces espaces pour pouvoir rapidement les protéger, et les intégrer dans les plans de conservation.
Comment ton métier se traduit-il au quotidien ?
Ça se traduit par des missions sur le terrain et une équipe en France basée à Concarneau. En 2022, on était au Svalbard, en Arctique, et aux Canaries, dans l’océan Atlantique. En 2023, on a travaillé en Guadeloupe, dans les Caraïbes, et cette année, on s’est concentré sur le bassin Méditerranéen, sur le littoral Grec et Français.
Après chaque mission, les scientifiques traitent les échantillons et les données. Under The Pole vulgarise ensuite les résultats pour faire de la sensibilisation, “rendre visible l’invisible”. Donc, on essaie de mobiliser à travers les médias, les réseaux sociaux, l’écriture de livres, la diffusion de documentaires, webdocumentaires, mais aussi en travaillant avec d'autres ONG et en contribuant à des tribunes, des appels à intégrer ces zones dans les plans de conservation. Notre travail de plaidoyer nous amène aujourd’hui à porter une motion sur la zone mesophotique auprès de l’UICN (Union Internationale de Conservation de la Nature) que nous espérons voire adopter à l’automne 2025, au Congrès Mondial de la Nature.
Nous intervenons également auprès des scolaires en partenariat avec l’Éducation nationale. Pour aller à la rencontre des publics éloignés de la mer, on a construit une caravane “Under The Pole” avec une muséographie et des mallettes pédagogiques adaptées à tous les âges.
Est-ce que tu considères ton projet comme engagé, relevant de l’activisme ?
Mon engagement n’a fait que grandir. Depuis toutes ces années à plonger de l’Arctique aux zones tropicales, on ne peut que constater à quelle vitesse les écosystèmes se dégradent. On peut rapidement se sentir impuissant, et pourtant on n’a pas les moyens de perdre espoir. En fait, je suis intimement persuadée aujourd'hui de l'importance de l'activisme pour rééquilibrer les choses. L’activisme permet à la société civile de s’exprimer et de reprendre le pouvoir sur quelque chose qui ne devrait pas être l’apanage des puissants : l’avenir de notre planète.
‘On passe une grosse partie de notre vie à aller chercher des financements et des partenariats derrière nos ordinateurs.’
Nous, on essaie vraiment de faire prendre conscience au plus grand nombre de l'importance des océans, qui sont indispensables à la bonne santé de la planète. Nos océans brûlent. Il faut agir vite. Cette année, on a été rejoint sur notre bateau en Grèce, par Camille Étienne et Solal Moisan qui nous aident à mettre en lumière ces écosystèmes méconnus.
Au quotidien, est-ce qu’il y a des choses qui te donnent l’impression d’être utile ?
Avec ce qu'on a vu, ce qu'on a vécu, on a eu des moments assez pessimistes et éco-anxieux et pourtant, Ghislain et moi, on est plutôt des personnes optimistes au départ.
La bonne nouvelle, c’est que les résultats qu’on a obtenus montrent qu'il y a de l'espoir. Et ça, c’est une partie chouette de ce qu'on fait. En Polynésie française, les résultats du programme scientifique qu’on a mené montre que dans l'espace mésophotique les coraux ne blanchissent pas. Quand on dit que 90 % des coraux auront disparu en 2050, ça ne prend pas en compte ces espaces situés entre la surface et les grands fonds. Pourtant, en Polynésie, la diversité corallienne y est encore plus grande qu’en surface. On a prélevé les coraux récifaux les plus profonds du monde, à 172 mètres de profondeur !
La biodiversité s'adapte et cette zone “refuge” pourrait laisser un petit sursis aux zones de surface, malmenées par les changements climatiques (vagues de chaleur, blanchissement corallien…), si nous réagissons assez rapidement pour les protéger. La protection via le réseau d’Aires Marines Protégées est un des leviers les plus efficaces que nous pouvons actionner.
Quel est le frein principal à vos activités ?
Ça va être rapide et pas très sexy… mais c’est le financement. On passe une grosse partie de notre vie à aller chercher des financements et des partenariats derrière des ordinateurs, à vendre nos projets, à les défendre, à expliquer pourquoi ils sont importants. C’est une frustration ressentie par toutes les personnes qui font le même genre de choses que nous, et en particulier par la communauté scientifique. Si on recevait un tout petit pourcentage de ce qui est investi dans des projets qui n’ont pas de véritable sens, on pourrait faire tellement plus !
Est-ce que tu aurais un conseil, un apprentissage ou une anecdote ?
Ce serait de prendre le temps. Ralentir et en ressentir les bénéfices. Les gens vivent des vies effrénées, ils ont peur de ralentir. Pourtant, faire l’expérience de la contemplation, se reconnecter à la nature, c’est comprendre que le bonheur est à notre portée, dans des choses simples et accessibles.
Nos plus belles expériences d'expédition, ce sont celles où on a pu prendre le temps, que ce soit dans notre habitat sous-marin - la Capsule où on a vécu trois jours sous la mer - ou quand on a hiverné au Groenland, prisonniers volontaires des glaces. Là-bas, les groenlandais se moquaient gentiment de nous ! Je rêvais d’observer des narvals, et je n’arrivais pas à les voir alors que je savais qu’ils étaient juste à côté de nous. J’ai demandé conseil aux groenlandais, et ils m’ont répondu “vous êtes trop bruyants et puis vous êtes toujours agités”.
Alors le lendemain, on a tout coupé, les appareils de mesure, de navigation et on s’est laissé dériver dans la baie sans un bruit, jusqu’à se retrouver avec les narvals juste à côté de notre voilier.